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William Smithback s’installa en soupirant sur l’une des vieilles banquettes en bois de la Blarney Stone Tavern. Ce café, situé juste en face du Muséum d’histoire naturelle, était l’un des repaires habituels des employés du musée ; ils avaient même surnommé l’endroit « Les Vieux Os » en hommage à son propriétaire qui s’évertuait, depuis des années, à accrocher des ossements de toutes sortes et de toutes tailles sur les murs de son établissement. Certains esprits malins affirmaient même que la police pourrait bien retrouver la moitié des personnes disparues à New York depuis vingt ans le jour où elle ferait analyser les reliques murales des Vieux Os.
Smithback traînait aux Vieux Os depuis des années, comme pouvaient en témoigner ses carnets de notes maculés de taches de bière. C’est là, sur son ordinateur portable, qu’il avait rédigé la plupart de ses livres, notamment celui consacré aux meurtres du Muséum ou encore celui du massacre dans le métro. Les Vieux Os était un peu sa deuxième maison, un rempart contre les injustices du monde. Mais aujourd’hui, Smithback était d’humeur si morose que rien n’aurait pu le réconforter. Il se souvenait d’un personnage, peut-être dans une pièce de Brendan Behan, qui se noyait dans l’ombre de sa soif. Ce soir, la formule lui convenait parfaitement.
C’était la pire semaine de toute son existence, depuis sa brouille avec Nora jusqu’à son interview ratée avec Fairhaven. Là-dessus, son vieil ennemi Bryce Harriman lui avait donné le coup de grâce en le coiffant au poteau à deux reprises avec ses articles dans le Post : une première fois au sujet de cette touriste assassinée à Central Park, quelques jours plus tard avec son papier sur les cadavres retrouvés dans le sous-sol de Doyers Street. C’était pourtant Smithback qui avait levé ce lièvre-là, mais ce faux cul de Harriman avait obtenu des tuyaux en exclusivité, Dieu seul savait comment. Un comble, quand on sait que les squelettes avaient été découverts par la propre petite amie de Smithback. Ce soir, Smithback avait décidé de se noyer dans l’ombre de sa soif.
Il fit signe au garçon. Avec son air de chien battu, le serveur était à peu près aussi gai que Smithback.
— Comme d’habitude, m’sieur Smithback ? fit-il d’une voix traînante.
— Non. Vous avez encore de ce Glen Grant de cinquante ans d’âge ?
— Du vieux whisky à trente-six dollars le verre, oui m’sieur, répondit l’autre d’un ton sinistre.
— C’est bon. Moi aussi, je me sens vieux ce soir.
Le garçon se perdit dans la fumée épaisse du bar.
Smithback regarda sa montre avant de faire des yeux le tour de la salle, visiblement contrarié. Fidèle à son habitude, il avait pris la précaution d’arriver en retard à son rendez-vous afin de ne pas avoir à attendre, mais la manœuvre avait fait long feu car O’Shaughnessy n’était toujours pas là. Smithback avait une sainte horreur des gens qui étaient encore plus en retard que lui ; d’un autre côté, il détestait les gens ponctuels, ce qui faisait une juste moyenne.
Le garçon réapparut devant lui avec un verre à cognac contenant un doigt d’un liquide ambré qu’il déposa religieusement devant Smithback.
Celui-ci remua le verre d’un mouvement tournant et huma précieusement l’arôme du vieux malt, retrouvant le bouquet fumé de tourbe et le goût granitique de l’eau des Highlands - pour reprendre une formule chère aux Écossais. Il se sentait déjà mieux. En reposant son verre, il vit le patron, Boylan, tendre un bras long et sec au-dessus du bar pour servir un cocktail de bières à un client. Juste derrière lui, il aperçut le visage de O’Shaughnessy qui venait d’entrer et le cherchait des yeux dans la salle. Smithback lui fit un grand signe, essayant de ne pas faire attention au costume en polyester du sergent, qui brillait malgré la lumière tamisée et la fumée de cigare. Comment pouvait-on s’habiller aussi mal ?
— V’Ia notr’homme, fit Smithback, imitant tant bien que mal l’accent irlandais pour accueillir son compagnon.
— Ben ma foi ouais, répliqua l’autre en se glissant sur la banquette, face au journaliste.
Le garçon était déjà là, prêt à prendre la commande en bon chien fidèle.
— La même chose, dit Smithback avant d’ajouter : Vous savez, le douze ans d’âge.
— Bien, m’sieur, fit le serveur.
— Vous buvez quoi ? s’enquit O’Shaughnessy.
— Du Glen Grant. Un vieux malt. Le meilleur de tous. C’est ma tournée.
— Vous voulez dire qu’vous allez m’faire avaler c’te poison de cochon d’presbytérien écossais ? rétorqua O’Shaughnessy avec son plus pur accent irlandais. C’est encore pire que d’écouter du Verdi en allemand. Je préfère encore un bon vieux Powers.
Smithback frissonna de dégoût.
— Du Powers ? Quelle horreur. Le whisky irlandais, c’est bon pour les moteurs de bagnoles. Les Irlandais ont les meilleurs écrivains et les Écossais les meilleurs whisky. À chacun ses gloires.
Le garçon revint avec un deuxième verre à cognac que O’Shaughnessy huma en faisant la grimace avant d’y tremper les lèvres.
— Buvable, finit-il par concéder avant d’en reprendre une petite gorgée.
Smithback l’observait à la dérobée. Jusqu’à présent, O’Shaughnessy ne lui avait pas donné grand-chose en échange des informations qu’il lui avait communiquées sur Fairhaven. Mais ça ne l’empêchait pas de le trouver plutôt sympathique. O’Shaughnessy avait une vision à la fois cynique et fataliste de la vie qui n’était pas pour lui déplaire.
— Alors, quoi de neuf ? finit-il par demander en se calant confortablement sur la banquette.
Le visage du sergent se voila.
— Je me suis fait virer.
Smithback se redressa aussitôt, intrigué.
— Quoi ? Et quand ça ?
— Hier. Enfin, pas exactement viré. Techniquement, j’ai été mis à pied. Ils ont l’intention de me coller une enquête administrative sur le dos. Tout ça reste entre nous, ajouta-t-il en regardant le journaliste dans le blanc des yeux.
— Bien sûr.
— Je passe la semaine prochaine en commission paritaire, mais je n’ai pas beaucoup d’espoir.
— Tout ça parce que vous avez travaillé pour le FBI ?
— Custer est furax. Il a l’intention de ressortir du placard une vieille histoire. Du fric que je n’aurais pas dû accepter il y a cinq ans. Si on ajoute à ça une accusation d’insubordination et de refus d’obéissance, je n’ai aucune chance de m’en tirer.
— Quel salaud, ce Custer.
Le sergent ne répondit pas. Et merde ! songea Smithback. Un informateur de moins. C’est bien ma chance. Pour une fois que je tombais sur un type sympa.
— Du coup, je travaille pour Pendergast, reprit O’Shaughnessy d’une voix sourde, réchauffant son verre entre ses mains.
Smithback ouvrit des yeux ronds.
— Pendergast ? Comment ça se fait ?
Avec un peu de chance, tout n’était pas perdu.
— Sherlock avait besoin d’un docteur Watson. Quelqu’un susceptible de renifler dans les coins à sa place. C’est ce qu’il m’a dit, en tout cas. Demain, je dois faire ma petite enquête sur la pharmacie de Greenwich Village où Leng se procurait ses composants chimiques.
— C’est vrai ?
Voilà qui changeait la donne. À partir du moment où O’Shaughnessy ne travaillait plus pour la police de New York, il n’avait plus aucune raison de faire des cachotteries à la presse.
— Si vous trouvez quelque chose, faites-le moi savoir, poursuivit Smithback.
— Ça dépend.
— Que voulez-vous dire ?
— Ça dépend de ce que vous nous donnez en échange.
— Je ne comprends pas.
— Vous êtes bien journaliste, non ? En clair, vous enquêtez, vous aussi.
— Bien sûr. Je suis né avec un crayon dans la main. Mais vous avez besoin de quoi, exactement ? Et puis, ça m’embête, à cause de Nora.
— Elle n’en saura rien. Pendergast non plus.
Smithback était de plus en plus étonné, mais comme O’Shaughnessy n’avait pas l’air décidé à lui en dire davantage... Inutile d’insister, je risquerais de le braquer, pensa-t-il. Autant attaquer la falaise par un autre côté.
— Alors, vous avez pensé quoi de mon dossier sur Fairhaven ?
— Un bon gros dossier. Merci.
— Ouais, mais un bon gros dossier vide, j’en ai bien peur.
— Pendergast avait pourtant l’air content. Il m’a même dit de vous féliciter.
— Pendergast est un type bien, répliqua Smithback prudemment.
O’Shaughnessy hocha la tête et trempa les lèvres dans son verre.
— C’est vrai. D’un autre côté, on a toujours l’impression qu’il cache quelque chose. Il n’arrête pas de nous dire de faire très attention, que notre vie est en danger et tout le tralala, sans donner plus de détails. Et puis tout d’un coup, il sort un truc énorme.
O’Shaughnessy s’approcha du journaliste avant d’ajouter :
— Et c’est là que je pourrais avoir besoin de vous.
Smithback avait bien fait d’attendre.
— Moi ?
— Oui, je voudrais que vous fassiez une petite enquête pour moi.
Il marqua une légère hésitation :
— J’ai peur que sa blessure ne l’ait un peu perturbé. Quand il m’a fait part de sa petite théorie, j’ai failli tout laisser tomber. Une théorie complètement folle.
— Ah oui ? Et pourquoi ? demanda Smithback en sirotant son whisky d’un air dégagé.
Il n’était pas question d’effaroucher son interlocuteur. Il connaissait suffisamment Pendergast et savait d’expérience que ses théories n’étaient pas toujours aussi folles qu’elles en avaient l’air.
— C’est vrai que cette affaire m’intéresse depuis le début, mais d’un autre côté, je n’ai pas l’intention de passer pour un cinglé.
— C’est tout à votre honneur. Alors, cette fameuse théorie ?
O’Shaughnessy hésitait visiblement à dire ce qu’il avait sur le cœur.
Mais parle, bordel ! se disait Smithback en serrant les dents. Peut-être qu’un autre verre l’aiderait à se déboutonner.
— La même chose, dit-il en faisant signe au garçon.
— Un Powers pour moi.
— Comme vous voulez. C’est moi qui paye.
Ils attendaient en silence le retour du garçon lorsque O’Shaughnessy demanda :
— Comment ça se passe au journal ?
— Mal. Je me suis fait piquer la vedette deux fois par un type du Post.
— J’ai vu ça.
— Je dois dire qu’un petit coup de pouce m’aurait aidé, Patrick. C’était sympa de me téléphoner pour l’affaire de Doyers Street, mais il aurait fallu me faire rentrer.
— Attendez une minute. Mon boulot, c’est de vous refiler le tuyau ; le vôtre, c’est de vous démerder pour rentrer.
— Et Harriman, alors ? Comment a-t-il fait pour entrer ?
— Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que le préfet de police et le maire ne peuvent pas vous sentir. Ils sont persuadés que c’est à cause de vous qu’on se retrouve avec tous ces crimes.
Smithback prit son air le plus misérable.
— En tout cas, ma carrière au journal est foutue.
— Pas pour un scoop raté.
— Deux scoops ! Vous savez, Patrick, ne vous faites pas d’illusions. C’est un monde de rats. Celui qui ne bouffe pas l’autre se fait bouffer.
O’Shaughnessy eut un petit rire sardonique.
— Croyez-moi, c’est partout pareil, y compris dans la police.
Puis il ajouta avec amertume :
— Je suis payé pour le savoir.
Smithback profita de la vulnérabilité de son compagnon pour se pencher vers lui d’un air de conspirateur. Il était temps de passer à l’attaque.
— Alors, cette fameuse théorie de Pendergast ?
O’Shaughnessy but une gorgée de whisky avant de se lancer :
— Si je vous dis tout, promettez-moi de m’aider, même si ce que je vais vous raconter vous paraît incroyable.
— Croix de bois, croix de fer, mon vieux. Tout ce que vous voulez.
— Vous me jurez de ne rien dire à personne ? En tout cas pour l’instant ?
Se faisant violence, Smithback jura.
— OK. De toute façon, jamais votre journal n’accepterait de publier ça.
De mieux en mieux. Smithback en salivait d’avance.
— Eh bien voilà : Pendergast est persuadé que ce Leng est toujours en vie. Il pense qu’il a réussi à mettre au point sa fameuse formule de jouvence.
Smithback, estomaqué, retombait de quinze étages.
— Mais enfin, Patrick, c’est n’importe quoi ! Cette histoire ne tient pas debout.
— Je vous avais prévenu.
Smithback était au trente-sixième dessous. Pendergast était devenu fou. Tout le monde savait que le Chirurgien se contentait d’imiter les crimes de Leng. Personne n’allait jamais gober cette histoire de savant fou capable de survivre cent cinquante ans. Il se prit la tête entre les mains.
— Comment Pendergast peut-il croire un truc pareil ?
— L’examen des ossements retrouvés dans l’appartement de Doyers Street, le rapport du médecin légiste sur les victimes de Catherine Street et l’autopsie de Doreen Hollander semblent indiquer qu’une seule et même technique a été utilisée. Il ne s’agirait pas d’un simple imitateur.
Smithback secoua la tête :
— Vous voulez me faire croire que Leng n’a jamais cessé de tuer depuis plus d’un siècle ?
— Pas moi. Pendergast, oui. Il est persuadé que ce cinglé vit toujours du côté de Riverside Drive.
Smithback, jouant machinalement avec une pochette d’allumettes, ne disait rien. S’il était sûr d’une chose, c’est que Pendergast avait besoin de faire une cure de sommeil. Il fallait être drôlement surmené pour s’imaginer des trucs pareils !
— Il a demandé à Nora de fouiller les archives de la ville à la recherche de toutes les maisons antérieures à 1900 qui n’ont pas encore été transformées en appartements sur Riverside Drive. De son côté, il essaye de dresser la liste des maisons dont les propriétaires n’ont pas changé depuis longtemps. Tout ça pour retrouver Leng.
Quel gâchis ! se disait Smithback. Un type comme Pendergast perdre la boule à ce point...
Il vida son verre d’un trait, sans prendre le temps de savourer son whisky.
— N’oubliez pas ce que vous m’avez promis, reprit O’Shaughnessy. Je compte sur vous pour passer au peigne fin les vieilles éditions du Times. Il faut vérifier les nécros, n’importe quoi, des fois que Pendergast ait raison.
— Oui, bien sûr, répondit le journaliste sans conviction.
Quelle plaisanterie ! Il en venait même à regretter d’avoir accepté ce marché de dupes.
— Merci, je savais que je pouvais compter sur vous, fit O’Shaughnessy, rassuré.
Smithback mit la pochette d’allumettes dans sa poche et appela le garçon.
— Je vous dois combien ?
— Quatre-vingt-douze dollars, m’sieur, répondit le serveur avec son air de chien battu.
Aucune addition, bien évidemment. Smithback était convaincu que le type s’en mettait la moitié dans la poche.
— Quatre-vingt-douze dollars ! s’exclama O’Shaughnessy. Vous avez bu combien de verres avant que j’arrive ?
— Le plaisir se paie cher dans la vie, Patrick, répliqua tristement Smithback. C’est particulièrement vrai du vieux malt.
— Quand on pense à tous les pauvres mômes qui crèvent de faim !
— Quand on pense à tous les pauvres journalistes qui ont soif ! Le prochain coup, c’est vous qui payez. Surtout si vous avez d’autres histoires à dormir debout à me raconter.
— Je vous avais prévenu. Pas de problème pour la prochaine fois, tant que vous buvez du Powers. En bon Irlandais qui se respecte, j’aimerais mieux me faire couper en morceaux plutôt que de payer quatre-vingt-douze dollars pour du whisky des Highlands. Il faut être écossais pour arnaquer les gens comme ça.
Smithback avait la tête ailleurs en s’engageant sur Colombus Avenue. Soudain, il s’arrêta au beau milieu du trottoir. La théorie de Pendergast était peut-être folle, mais il venait d’avoir une idée. Avec les crimes du Chirurgien et l’histoire de Doyers Street, personne n’avait pensé à s’intéresser vraiment à Leng. Qui était réellement ce type ? D’où venait-il ? Où avait-il fait ses études de médecine ? Quels étaient concrètement ses rapports avec le Muséum ? Où vivait-il ?
Enfin une idée !
En exclusivité pour le Times, l’histoire du docteur Enoch Leng, le tueur fou.
Smithback tenait enfin l’article qui allait lui permettre de se refaire une virginité au journal.
Plus il y pensait, plus il était convaincu que l’idée était excellente. Ce type-là avait précédé Jack l’Éventreur. Enoch Leng : Portrait du premier tueur en série de l’histoire des États-Unis. Avec un article comme ça, il avait toutes les chances de faire la une du Sunday Times Magazine. Et il faisait d’une pierre deux coups en se documentant sur Leng tout en effectuant les recherches promises à O’Shaughnessy, sans trahir le moindre secret. Il finirait même par savoir quand précisément Leng était mort, tordant le cou à la fameuse théorie de Pendergast.
Smithback n’avait qu’une crainte. Et si Harriman décidait de faire la même chose que lui ? Question recherches, Harriman ne lui arrivait pas à la cheville, mais il n’y avait pas une minute à perdre. Il fallait commencer par rechercher tout ce qui pouvait concerner Leng, Shottum et McFadden dans les archives du journal. Ensuite, retrouver tous les crimes ressemblant de près ou de loin à la signature de Leng. Le docteur ne s’était certainement pas arrêté aux victimes de Catherine Street et de Doyers Street, et les cadavres sans moelle épinière ne devaient pas courir les rues. S’il y en avait eu d’autres, la presse en avait très certainement parlé.
Enfin, il y avait les archives du Muséum, qu’il connaissait par cœur pour y avoir passé des journées entières à l’époque où il écrivait son bouquin. Leng avait longtemps fréquenté le Muséum, il suffisait de savoir où chercher.
Sans compter qu’il pourrait refiler le tuyau à Nora et rentrer dans ses bonnes grâces si jamais il retrouvait l’adresse de Leng. Et qui sait ? L’enquête de Pendergast repartirait peut-être, avec en ligne de mire le Chirurgien.
Tout bien réfléchi, la soirée lui avait peut-être coûté cher, mais elle n’avait pas été inutile.